« Je ne suis pas anormal, je ne sors juste plus »
par Arthur de Boutiny Publié le 24 octobre 2015 sur le nouvel observateur
En japonais, « hikikomori » signifie « se retrancher » et désigne les milliers de jeunes vivant reclus. Et en France ? C’est l’objet de notre archive de la semaine.
Lucas (le prénom a été modifié) serait allé assez loin dans la vie s’il ne l’avait pas abandonnée. Maigre, malingre même, le visage mangé par de grosses lunettes sur sa photo de profil Facebook, il n’est pas repoussant. Il avait commencé une khâgne, puis des études de lettres avant de tout laisser tomber.
A 24 ans, cela fait deux ans qu’il ne quitte plus sa chambre. La seule personne qu’il voit, c’est son père, chez qui il habite en banlieue parisienne et qui le blanchit, le nourrit. En T-shirt et en caleçon, il reste devant son ordinateur, à se gaver de jeux vidéo, de surf sur Internet et surtout de haine de soi.
« Je suis un “hikikomori” », dit Lucas, passionné par la culture japonaise.
« J’ai découvert le mot sur Wikipédia. »
« Confiner, se retrancher », dans la langue de Mishima. Ou un mot qui désigne une réalité de la société japonaise : en 2010, ils étaient 230 000 adolescents ou jeunes adultes, bien souvent de sexe masculin, sur tout l’archipel nippon.
Ils vivent reclus dans leur chambre, souvent au domicile parental, sans communiquer avec quiconque : parfois, seul Internet leur permet de s’ouvrir sur le monde, leurs parents doivent parfois leur laisser de la nourriture sur un plateau.
« J’ai toujours été quelqu’un de dépressif, mais pas non plus schizophrène ou bipolaire ou que sais-je encore », explique Lucas, qui consulte à présent un psychologue.
« Je ne suis pas anormal, je ne sors juste plus. Et je n’en ai pas envie. »
La pression sociale, principal facteur
Pour expliquer cette forme impressionnante de repli sur soi, les spécialistes mettaient souvent l’accent sur la rigidité de la société japonaise, qui exercerait une pression que beaucoup de jeunes adultes ne pourraient supporter, et qui préféreraient se replier sur le monde.
« Au Japon, l’acceptation sociale de la psychanalyse est presque nulle, et c’est sans parler de la pédopsychiatrie qui n’existe pratiquement pas », explique le professeur Serge Tisseron, chercheur en psychologie à l’université Paris-VII Paris-Diderot.
« Ni le hikikomori ni sa famille ne sont amenés à consulter et l’école ne prévient personne en cas d’absence répétée de l’élève. Les troubles mentaux sont considérés comme autant de raisons d’avoir honte de soi. »
Mais cette pression sociale nippone et ses produits sont sortis de l’archipel. Car des cas de hikikomori, on en retrouve à présent aux Etats-Unis, en France, en Espagne… En 2012, l’International Journal of Social Psychiatry décrivait le cas d’un Américain de 30 ans resté enfermé chez lui durant trois ans.
« La première année, il est resté dans un cabinet de toilettes assez spacieux, se nourrissant de plats qu’on lui apportait. Ne se lavant pas, déféquant et urinant dans des seaux et des bouteilles, il passait son temps sur Internet et devant des jeux vidéo. Il avait déjà vécu un semblable épisode de retrait social quand il avait 20 ans et qui avait duré plusieurs années. »
Un cas de hikikomori secondaire, le patient souffrant d’une grave dépression, mais qui pose la question d’une pathologie qui traverse les continents.
Car Lucas n’est pas un cas isolé. Théo (encore un pseudo), lui, fréquente un forum francophone réservé aux hikikomori, et ne veut pas se montrer : il se décrit comme « un mec très banal de 21 ans, vivant près d’une grande ville, qui ne fait rien de sa vie à part s’ennuyer sur Skyrim. » Ce forum, même s’il y poste très peu, lui apporte un peu de réconfort dans sa solitude.
« Je croyais que j’avais un problème, que je serais pointé du doigt si je me remettais à parler aux autres… Un an chez soi, ça laisse des traces ! Au moins, sur Internet, on ne me connaît pas et on ne me juge pas. »
Le docteur Marie-Jeanne Guedj, responsable du Centre psychiatrique d’orientation et d’accueil (CPOA) à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, voit surtout arriver des familles qui s’inquiètent de l’isolement de leur progéniture, en général des jeunes hommes, aux alentours de la vingtaine, vivant encore chez leurs parents.
« Tanguy n’est pas un hikikomori, mais il permet de comprendre le mécanisme de retrait. »
Elle a pu constater la recrudescence de cette forme très impressionnante d’isolement. Or, y a-t-il seulement un véritable trouble psychique dont souffrent les hikikomori, de France ou du Japon ?